Les yeux dans les yeux
Interview de Juliette I.

Peux-tu te présenter ?
Je m'appelle Juliette, je suis psychomotricienne depuis 15 ans. Pendant mes études, j'avais effectué un stage en équipe mobile de soins palliatifs, et dès l'obtention de mon diplôme, j’ai rapidement été amenée à travailler en unité de soins palliatifs.
Ensuite, j’ai exercé dans d'autres services : en neurologie, en rééducation, avec des enfants, des adultes, des personnes âgées. Puis je suis revenue en soins palliatifs en 2016.
Depuis octobre 2016, je travaille à mi-temps dans l’unité de soins palliatifs du centre hospitalier de Puteaux. Cela fait presque neuf ans maintenant, et c’est vraiment dans ce service que j’ai trouvé ma place en tant que psychomotricienne.
Notre rôle, c’est de prendre en charge le patient dans sa globalité. C’est ce qu’on apprend pendant notre formation. Et dans les soins palliatifs, c’est vraiment là que je retrouve cette approche holistique : on prend en compte la personne dans son ensemble, son vécu, son entourage. Tout le monde ici est dans cette même dynamique.
C’est un travail que je trouve extrêmement enrichissant. Même si on ne construit pas de projets à long terme, on voit très concrètement notre utilité dans l’instant. On a souvent des retours très positifs, autant des patients que des familles. Bien sûr, il y a parfois des moments compliqués, mais le plus souvent, on est remercié, on ressent que ce qu’on fait a du sens. Le soir, quand je rentre chez moi, je sais que j’ai été utile. Même si les patients sont en fin de vie, même si parfois on a l’impression qu’on ne peut plus rien faire, on continue à accompagner la vie jusqu’au bout, et c’est ça qu’on apporte.
Tu as l’air de ressentir plus directement les bénéfices de ton travail ici, comparé à d’autres services ?
Oui, clairement. En rééducation pédiatrique, par exemple, il y a beaucoup d’attentes des parents, des enfants. Mais les effets de la psychomotricité s’inscrivent souvent sur le long terme, alors les gens peuvent s’impatienter. Il faut parfois des semaines, des mois, voire des années pour constater des vrais progrès.
À l’inverse, en soins palliatifs, chaque petite amélioration ou moment de mieux-être est un vrai plus. Et comme ce sont souvent des choses inattendues, que ni le patient ni sa famille n’imaginaient possibles, leur surprise est d’autant plus grande… et leur
reconnaissance aussi.
Est-ce que tu peux me raconter plus concrètement ce que fait une psychomotricienne en soins palliatifs ?
Quand je me présente aux patients, je leur dis que je suis là pour les aider à se sentir bien dans leur corps, et à l’utiliser du mieux possible, en fonction de leurs capacités.
En soins palliatifs, j’accorde beaucoup d’importance à aider les patients à se réconcilier avec leur corps, à le réinvestir, à se le réapproprier. Souvent, ils ont vécu de nombreuses hospitalisations, des traitements intrusifs, des pertes d’autonomie…
leur corps a changé, parfois de façon brutale : amaigrissement, prise de poids, perte de cheveux, cicatrices. Tout ça bouleverse leur image corporelle.
Alors je propose des séances de relaxation, du toucher-massage, des bains thérapeutiques, on a une baignoire adaptée, ou même des activités plus dynamiques pour ceux qui ont besoin de bouger. Je les aide à prendre conscience de ce qu’ils peuvent encore faire, mais aussi à accepter ce qu’ils ne peuvent plus faire, et à trouver des alternatives.
Par exemple, quelqu’un qui ne peut plus marcher seul, on va l’aider à accepter l’usage d’un fauteuil roulant, pour sortir de sa chambre, aller voir ses proches, profiter du jardin. Même les patients qui ne peuvent plus sortir de leur lit, je les aide à trouver des positions plus confortables, des moments agréables dans leur corps. Il y a toujours quelque chose à faire.
Et toi, personnellement, comment tu vis ce rapport constant à la grande vulnérabilité, à la maladie grave, à la mort ? Ce n’est pas un métier anodin.
Au début, c’était difficile. Quand j’ai commencé en soins palliatifs, j’y pensais tout le temps. J’en rêvais la nuit, j’en parlais sans arrêt, je n’arrivais pas à prendre de recul.
Aujourd’hui, j’ai appris à mettre une distance. Quand je pars en vacances, je peux me déconnecter. Mais il y a des patients que je n’oublierai jamais, évidemment.
Certaines relations sont marquantes, certaines familles aussi.
J’essaie de m’investir pleinement quand je suis au travail, et de préserver un espace personnel en dehors. Mais je reste humaine, bien sûr : il m’arrive de pleurer à certains décès ou à des moments très forts avec les familles.
Ce qui m’aide, c’est de me dire qu’on a été là, qu’on a accompagné jusqu’au bout.
Les remerciements, les retours positifs, même longtemps après, nous montrent que notre travail a du sens. Mais c’est important, je pense, d’être bien dans sa vie personnelle pour pouvoir accompagner ces moments-là. Quand on traverse des
difficultés personnelles, c’est plus compliqué d’être disponible pour les autres.
Et toi, qui as un métier très lié au corps, comment vis-tu la confrontation à des corps abîmés, fatigués par la maladie ?
Au départ, c’était dur. J’avais du mal à toucher des corps très amaigris, par exemple.
En massage, on est censé travailler les muscles… mais certains patients, en fin de vie, n’en ont presque plus.
Mais en tant que psychomotricienne, on est très formé au toucher, plus qu’au massage en tant que tel. Juste poser une main, envelopper, apporter de la chaleur, ça peut déjà être très fort. Et le toucher, c’est un des seuls sens qu’on ne peut pas utiliser unilatéralement : on ne peut pas toucher sans être touché. J’ai beaucoup appris là-dessus.
Le fait d'oser toucher les patients, leur montrer qu'ils peuvent se toucher et qu’ils peuvent se regarder dans le miroir, ça leur montre que leur corps est encore digne et que même s'il y a des choses qui sont bouleversées, qui ont changé, il y a encore des choses positives. Parfois il y a des patientes que j'amène à se remaquiller…
On a une socio-esthéticienne dans le service, donc on peut travailler en collaboration. Je leur dis : « Vous pouvez demander une manucure, un soin du visage, un maquillage. » Tout ça participe à réinvestir leur corps, à leur rappeler qu’ils sont encore en vie, encore eux-mêmes.
On a aussi mis en place des ateliers, comme la pâtisserie que j’anime tous les 15 jours. Même les patients très fatigués peuvent y participer : mélanger un ingrédient, goûter quelque chose, sentir une odeur, c’est déjà stimulant. Ça les motive à sortir du
lit, à se mettre au fauteuil. Pareil avec notre atelier « apéro », qui est très apprécié.
Ce sont des moments où patients, familles et soignants se retrouvent sans hiérarchie, juste pour partager. Ça aide à sortir de la posture du « malade », et à se reconnecter aux autres.
Les soins palliatifs, ce sont finalement des petites choses mais qui ont une grande importance ?
Exactement. Il faut parfois rappeler aux patients ce qui est possible, même si ce n’est pas ce qu’ils avaient imaginé.
J’ai eu récemment un patient jeune, avec des troubles cognitifs liés à sa maladie. Il voulait aller marcher avec sa femme au bord d’un lac. C’était son objectif. Je lui ai fait prendre conscience que ce n’était plus possible, il ne tenait même plus debout. Mais
je lui ai proposé une alternative : aller en fauteuil roulant, poussé par sa femme, pour profiter du parc. Il a accepté. Ils sont partis en balade pendant deux heures et demie.
Ils ne sont pas allés loin, mais ils ont partagé un vrai moment, à deux, hors de l’hôpital. Ce n’était pas ce qu’il avait rêvé, mais c’était beau et vivant quand même.
Quel message aimerais-tu faire passer au grand public, à ceux qui ne connaissent pas les soins palliatifs ?
Je crois profondément que la vie vaut la peine d’être vécue jusqu’au bout. On va tous mourir un jour, c’est une part de la vie. Et justement, la vie n’aurait peut-être pas la même saveur sans la perspective de la mort.
L’idéal, bien sûr, serait de mourir entouré, dans de bonnes conditions, avec le moins de souffrance possible. Mais dans la vie, il y a toujours une part d’inconfort, d’imprévu. Il ne s’agit pas de faire un monde sans douleur, mais d’accompagner au mieux.
Si déjà on parvient à alléger 90 % des souffrances, c’est énorme. Et surtout, si on arrive à continuer à partager, à vivre de beaux moments, alors oui, on peut mourir « bien ». On peut choisir sa fin, ou en tout cas y mettre du sens.
D’ailleurs, j’en profite pour dire que l’année dernière, dans notre service, on a réalisé un clip pour faire connaître les soins palliatifs au grand public. Trois patients ont accepté d’y participer, alors qu’au départ ils refusaient d’être filmés. Finalement, l’un
d’eux a dit : « De toute façon, je serai sans doute décédé quand ça sortira… mais ça permettra de transmettre quelque chose. »
Le clip s’appelle « Tant qu’il y a de la vie », réalisé par l’association Épilogue. Il est disponible sur YouTube et sur toutes les plateformes de streaming. Je vous invite à aller le découvrir.
" Le fait d'oser toucher les patients, leur montrer qu'ils peuvent se toucher et qu'ils peuvent se regarder dans le miroir, ça leur montre que leur corps est encore digne et que, même s'il y a des choses bouleversées, qui ont changé, il y a encore des choses positives. "