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Les yeux dans les yeux

Rencontres en soins palliatifs

Interview de Magali J.

Cyril, mon compagnon, était un ingénieur extrêmement brillant, poussé très vite dans une carrière intense. Il commençait à sentir que tout allait trop vite pour lui. Juste avant son accident, il avait demandé un temps de pause, une respiration, pour réfléchir. On lui avait proposé un poste de dirigeant, et il avait demandé un week-end pour imaginer un management à trois. C’est à ce moment-là qu’il a subi de fortes pressions de son employeur. Après une semaine d’épuisement, à changer de pays chaque jour, il est parti un matin, et le soir même, il a eu son accident. Il était extrêmement distrait, souvent dans la lune – et cette fois, ça lui a coûté très cher.

Moi, j’étais médecin. Je travaillais auprès des sans-abris, et à ce moment-là, j’élevais seule nos trois enfants qui avaient quatre ans, deux ans et demi, et six mois. Ça faisait des mois que je lui disais : "Je ne te vois plus, tu vas trop vite, il faut que tu
ralentisses." Il me répondait : "C’est passionnant, je ne peux pas lâcher."

Quand j’ai été appelée après l’accident, on m’a dit : “Venez vite, il ne passera pas la nuit.” Je suis arrivée, bouleversée, et une amie d’amie très précieuse est restée avec moi toute la nuit. Le matin, le réanimateur m’a dit : “Il a voulu vivre.” Je me suis
approchée de lui. Il était très abîmé, défiguré. Je lui ai dit doucement : “Écoute, si tu ne peux pas tenir, je m’occuperai des enfants, ne t’inquiète pas. Et si tu vis, je serai là pour toi toute ta vie.” À ce moment-là, j’ai eu cette impression très forte qu’il était
“au-dessus de son corps”.

Il s’est battu. Moi, j’étais là chaque jour, toutes les trois semaines pendant la réanimation, à suivre avec les médecins chaque évolution, chaque recul. Au bout de trois semaines, quand ils ont levé la sédation, on s’est rendu compte que le tableau
neurologique était bien plus lourd que ce qui avait été prévu au départ. Il avait une lésion du tronc cérébral, encore plus haut qu’une tétraplégie : double hémiplégie, troubles de la déglutition, plus de motricité… juste les paupières, et un léger mouvement du pouce gauche.

Toutes ces années ont été rythmées par des hauts et des bas sur l’état de santé de Cyrille mais il s’en est toujours sortit même si ça a pu être très difficile. Il a été pris en charge dans plusieurs établissements, dans des services différents parce qu’il existe
très peu d’endroit spécialisé dans la prise en charge des personnes comme Cyrille.

Ce qui est compliqué, c’est que le problème ne se limite pas à l’accident ou au handicap. Il y a tous les effets collatéraux. Et souvent, ce sont les proches – les aidants, les parents, les enfants, les amis qui les portent. Dans notre cas, on a eu une chance folle d’être entourés d’amis absolument incroyables pendant toutes ces années.

Un jour, Cyril, qui ne parlait presque pas encore, a écrit : “Je suis vivant. Je veux vivre. Je veux voyager.” C’était un week-end où il était venu à la maison. Ce message-là, ça a été un déclic. On a tout de suite lancé un premier voyage, en Pologne. Ce voyage a été extraordinaire. Il a montré que Cyril, même dans cet état, pouvait encore être un moteur, un leader. Il a embarqué tout le monde, y compris ses enfants. Il rayonnait d’une force tranquille, et dans sa fragilité, il transmettait quelque chose de profondément fort.

Après ça, on a continué. On a fait plein d’autres voyages, souvent des pèlerinages c’était un peu le fil rouge de Cyril. Il a une vie spirituelle très forte. Moi aussi, je l’avais, je l’ai moins aujourd’hui, mais à cette époque, c’était un soutien immense
pour nous deux. Et je crois que lui, il continue encore aujourd’hui à s’appuyer beaucoup sur ça : sa vie intérieure.

Cyril, c’est un être très intérieur. Il dit qu’il ne peut plus rien faire physiquement, mais que toutes ces années, il a tenu grâce à l’amour des enfants, des amis, de la famille… et à sa propre force de présence. Il a toujours gardé une profonde bienveillance, une immense douceur avec ceux qui venaient le voir. Les gens étaient toujours touchés par sa bonté. Moi aussi.

Notre couple s’est construit autour de ça. Moi, je suis un peu la cheville ouvrière, je gère le quotidien, le concret, le matériel, tout ce qu’il faut pour que la famille tienne debout. Et lui, il incarne quelque chose de plus invisible, mais essentiel : un souffle, un regard, un sourire, une forme de lumière. C’est cette dynamique qu’on a réussi à créer entre nous, et qui circule aussi dans notre lien avec les enfants.

Cela dit, pour eux, l’adolescence n’a pas été facile. Évidemment. Mais ce lien, ce souffle, je pense qu’il les a nourris aussi.

" Je suis un peu la cheville ouvrière de notre couple, je gère le quotidien, le concret, le matériel, tout ce qu'il faut pour que la famille tienne debout.
Et lui, il incarne quelque chose de plus invisible, mais essentiel : un souffle, un regard, un sourire, une forme de lumière. "