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Les yeux dans les yeux

Rencontres en soins palliatifs

Interview de Lucile RP.

Comment es-tu arrivée en soins palliatifs ?

Ça fait maintenant 18 ans que je travaille en soins palliatifs. Pour bien expliquer, je crois qu’il vaut mieux remonter le fil à l’envers.
Aujourd’hui, cela fait cinq ans que je suis dans une équipe mobile, à la fois à l’hôpital et à domicile. Avant ça, j’ai travaillé presque deux ans dans un service de soins de suite oncologique. J’avais envie de découvrir autre chose, de sortir un peu du champ des soins palliatifs. Mais j’ai très vite compris que ce n’était pas pour moi. J’ai été déstabilisée par certaines pratiques dans lesquelles le patient n'était pas au centre, par le manque de coordination et de travail en équipe. Ce n’était pas volontaire, mais une forme de maltraitance organisationnelle. Je ne pouvais pas rester.
Avant cela, j’ai passé huit années en unité de soins palliatifs. C’était un lieu très vivant, humainement très fort. L’équipe était pleine de projets, un peu fous parfois, et j’adorais ça.
Avant cela, j’ai travaillé cinq ans en réseau, au domicile des patients. On y a tout construit : les outils, les partenariats, les repères. C’était passionnant.
Et avant encore, j’ai travaillé dans un service spécialisé en hépatologie, auprès de patients atteints de cancer du foie, en attente de greffe ou avec des maladies rares. C’était très diversifié. Et au tout début, j’ai travaillé en crèche, puis en psychiatrie adulte, en service fermé.

Et du coup, la première fois que tu as rencontré les soins palliatifs, c’était quand ?

Je crois que c’était dans ce service en hépatologie. J’accompagnais des patients gravement malades, mais ils ne mouraient pas dans le service. Ils partaient ailleurs, et j’avais ce goût d’inachevé. Je me demandais : qu’est-ce qui se passe après ?
En parallèle, je participais à un groupe de psychologues sur la réanimation. Une collègue m’a parlé d’une équipe mobile qui cherchait un psychologue. J’ai postulé. Et ça a été une vraie rencontre. On a parlé du sens, de ce que je pouvais apporter, même sans expérience en soins palliatifs. Et on m’a fait confiance.
Il y a aussi eu un déclencheur personnel. Ma grand-mère est décédée d’un cancer. L’annonce a été brutale, tout est allé très vite. On ne nous a rien expliqué, et soudain, elle n’était plus là. J’ai eu ce sentiment très fort qu’on m’avait volé quelque chose. Je me suis dit : il faut faire autrement. Il y a des choses à changer. J’ai envie d’y contribuer.

C’est quoi ton rôle, en tant que psychologue en soins palliatifs ?

Je le vois en trois volets. D’abord, auprès des patients et des familles. Mon rôle n’est pas de leur faire accepter qu’ils vont mourir, mais d’accompagner ce qu’il y a encore vivant en eux, psychiquement. Et c’est souvent très intense.
Parfois, on parle de leur vie, de leurs souvenirs, de leurs petits projets… Je pense à un patient avec qui nous passions la séance à regarder son aquarium, ce qui a permis de tisser un lien de confiance pour parler de choses plus délicates plus tard. On ne parlait jamais de la maladie, mais c’était précieux. C’était vivant.
Ensuite, je suis là pour les proches.
Et puis dans l’équipe aussi, j'ai une place un peu à part : je ne fais pas de soin, je ne prescris pas, j'apporte autre chose de cette place particulière. Pendant les réunions d'équipe, je peux poser des questions qui paraissent naïves, ralentir le rythme, dire ce que d’autres n’osent pas dire.

Et comment tu vis les entretiens à domicile, souvent en binôme ou en trinôme ?

C’est vrai que les psychologues sont souvent seuls dans leur pratique. Mais en soins palliatifs, intervenir à deux ou trois est une vraie richesse. Il y a une complémentarité, une confiance, un ajustement permanent. On se regarde, on s’écoute, on se relaie. Moi, je reformule beaucoup, je traduis parfois ce que dit le médecin avec mes mots pour que le patient et ses proches comprennent.
Et puis il y a les moments où on est seuls. Je pense à cette patiente atteinte de SLA qui m’a demandé d’enlever sa minerve. Elle avait mal. Je me suis retrouvée avec sa tête entre les mains respirant difficilement. J’ai pensé très fort à mes collègues, je me suis demandé : qu’est-ce qu’ils feraient ? Et j’ai réussi à calmer les choses. Même seule, on est porté par l’équipe.

Et toi, comment tu vis cette confrontation à la maladie grave, à la mort ?

Ce qui me protège, c’est le collectif. L’équipe. Quand je travaillais à l’hôpital, la blouse était une forme de barrière. À domicile, on ne l’a pas. Il faut apprendre à intérioriser cette protection.
J’ai aussi mes petits rituels. Et surtout, une supervision régulière, personnelle et collective. C’est essentiel.
Mais je ne suis pas immunisée. Dès que j’ai un symptôme, je me dis : et si c’était un cancer ? Être confrontée à la mort ne rend pas plus serein pour soi-même. Mais ça change le regard. Ça donne une attention plus fine à la vie.

Tu parlais aussi du lien entre soins palliatifs et société. Tu penses qu’il faudrait en parler davantage ?

Oui, absolument. Il faut lever les tabous : sur la mort, la maladie grave, le deuil. Le deuil, surtout, on ne lui laisse pas de place. Il faut aller vite, revenir vite au travail, « tourner la page ».
Je pense qu’il faut en parler dès l’enfance, à l’école, dans les familles. Mais pas n’importe comment.
Cela dit, je me demande s’il n’y a pas une illusion à croire qu’on pourra faire cohabiter totalement le monde des vivants et celui des morts. Même nous, en soins palliatifs, on sent cette frontière. Comme lorsqu’on n’ose pas aller à la chambre mortuaire. Peut-être que cette séparation est une forme de protection.
Mais plus on en parle, plus cette frontière devient humaine. Et un peu moins infranchissable.

Et s’il y avait un message que tu aimerais faire passer ?

Que les soins palliatifs, ce n’est pas triste. C’est même tout le contraire. Je crois que je ne me suis jamais sentie aussi vivante que depuis que je travaille en soins palliatifs. C’est du concentré de vie. On est au cœur de l’humanité. C’est intense, stimulant, parfois bouleversant. Mais surtout, c’est profondément vivant.

" En soins palliatifs, intervenir à deux ou trois est une vraie richesse. Il y a une complémentarité, une confiance, un ajustement permanent.
On se regarde, on s'écoute, on se relaie.

Je reformule avec mes mots ce que dit le médecin pour que les patients et les proches aient plusieurs façons d'entendre les informations.
On est porté par l'équipe. "