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Les yeux dans les yeux

Rencontres en soins palliatifs

Interview de Cyrille J.

« Moi Cyrille, je suis un ingénieur polytechnicien, propulsé il y a vingt-sept ans, dans un état de polyhandicap majeur, suite à un accident de voiture, alors que je consacrais la majeure partie de mon énergie à un des fleurons de l’industrie française.

L’urgentiste qui m’a sauvé a estimé que « je ne passerai pas la nuit ». Le réanimateur qui a pris le relais s’est excusé auprès de mon épouse : « Désolé madame, votre mari a voulu vivre… » Quand elle est entrée dans ma chambre de réa, je flottais au-dessus de mon corps écartelé, bardé de tubes, tuyaux et divers outils de paramétrages aux bips incessants. Elle était calme et m’a dit à l’oreille : « Courage, je sais que tu es sur la crête de la vie-mort. Fais de ton mieux, je suis et serai toujours à tes cotés. Je m’occupe des enfants quoi qu’il arrive, ne t’inquiète pas… ». Je ne sais si c’est elle, les enfants ou moi qui m’ont retenu, mais je n’ai pas
voulu mourir. Je me suis battu à fond, soutenu par un réanimateur d’excellence. Et je m’en suis sorti au bout de trois semaines, vivant, semi-conscient mais privé de tout mouvement, parole, déglutition, avec pour seul moyen de communication mon pouce gauche et mes paupières.

Je suis atteint d’un « Locked-in syndrom », en état de maladie grave et incurable, relevant donc des « soins palliatifs » qui s’appellent ainsi car ce sont des soins qui atténuent les symptômes sans pour autant en guérir la cause.

Mais suis-je pour autant en fin de vie ? Non, je dirai que chaque matin je sais que j’ai envie de réussir ma vie et que je m’y applique pour l’amour de ma femme, qui est immense, et de mes filles tout aussi grand.

Tuer le temps n’est pas mon fait car je suis très occupé dans mon silence très habité et je ne m’ennuie pas. Si la communication réelle me fait défaut au-dehors, je suis centré sur le sentiment d’amour et je prie à ma façon pour que ceux que j’aime
réussissent à être heureux. Mon ego est relatif, même s’il s’était développé dans le premier stade de ma vie, et si j’ai donné des preuves de ma capacité à la réussite personnelle c’est pourtant, au lendemain de la catastrophe que je suis davantage conforme à qui je suis véritablement, à ce que j’espérais être au plus profond de moi.

Je laisse s’exprimer ma solidarité avec ceux qui souffrent et ont souffert, parce que ma vie qui vous semble recluse aujourd’hui est en réalité une ouverture absolue sur la vie et ce qui peut l’affecter.

Ce n’est pas la souffrance qui affecte la vie mais la non-reconnaissance de la fragilité, de la merveilleuse délicatesse des sentiments, au lieu qu’on nous assène des volontés de domination et d’indifférence comme l’idéal de notre communauté d’isolés.

Je suis moins isolé aujourd’hui que je sentais devoir le devenir autrefois. Autour de moi s’est fédéré un élan de solidarité qui en dit long sur les attentes de l’humain : j’en suis reconnaissant. Ma présence dans le monde et hors du monde est un bon
exemple d’une bagarre possible entre l’extérieur et l’intérieur, et je suis le champ de cette paix qui vient se réaliser à travers ma condition présente dans le travail de l’unification de ces pôles. Ma réussite aujourd’hui serait d’avoir participé comme je le peux à cette unité que j’espère

Les silencieux parlent plus facilement depuis le sentiment de leur âme que les bavards, c’est pourquoi les contemplatifs gardent le silence et n’en pensent pas moins. L’expérience d’impuissance dans laquelle j’ai été plongé aura eu la vertu de me designer ma mesure comme existant. Je n’en ai pas fini pour autant avec ma participation au développement ou à la sauvegarde de la vie. Je suis libre de penser. »

" Ce n'est pas la souffrance qui affecte la vie mais la non-reconnaissance de la fragilité, de la merveilleuse délicatesse des sentiments.
Je n'en ai pas fini avec ma participation au développement ou à la sauvegarde de la vie. Je suis libre de penser. "