Les yeux dans les yeux
Interview de Vanessa M.

Merci beaucoup, Vanessa, d’avoir accepté cet échange.
Pourriez-vous vous présenter et nous parler de votre parcours ?
J’ai 51 ans. Je suis la maman d’Alexandre, né en 2005. Il a été diagnostiqué à l’âge de deux ans d’une maladie dégénérative incurable. Nous l’avons accompagné tout au long de sa vie, jusqu’à ses 13-14 ans, où il est entré progressivement dans une phase palliative.
La dégradation a ensuite été rapide. Alexandre ne parvenait plus à s’alimenter, ne dormait plus, avait perdu toute autonomie. Il souffrait de douleurs d’une extrême intensité. Le quotidien était devenu totalement altéré.
En septembre 2021, il est entré à l’hopital pour des douleurs rénales. Mais au fond de moi, je savais qu’il s’agissait de la fin. Son corps ne répondait plus. Malgré cela, les médecins ont poursuivi les investigations comme s’il s’agissait d’un épisode aigu isolé, une colique néphrétique peut-être. On s’acharnait à chercher une cause au lieu d’accompagner.
Rien n’était mis en place pour le soulager. Aucun dispositif adapté à sa perte d’autonomie. On continuait à le maintenir artificiellement, sans reconnaître que son organisme arrivait à son terme.
Il n’était donc pas encore en soins palliatifs à ce moment-là ?
Non. Il était encore dans le service hospitalier qui l’avait suivi depuis toujours. Pourtant, la trajectoire de sa maladie était connue. L’espérance de vie était de dix à douze ans. Il en avait quinze. Mais à aucun moment le mot "fin de vie" n’a été posé. Chaque fois que nous tentions d’évoquer la mort imminente, on nous répondait que nous étions trop fatigués, trop inquiets. On balayait nos alertes en affirmant qu’il restait "beaucoup de choses à faire".
Cela a conduit à des scènes extrêmement violentes. Il s’est étouffé à plusieurs reprises. Ils l’ont réanimé avec des injections d’adrénaline dans le thorax, devant nous. C’était insensé. On remettait en route un corps déjà brisé, comme si la médecine pouvait continuer à lutter contre ce qui était inéluctable. Chaque jour, une fonction supplémentaire se détériorait, et l’on persistait à chercher des solutions techniques au lieu d’accompagner l’évidence.
Comment avez-vous finalement obtenu un transfert en soins palliatifs ?
Une nuit particulièrement éprouvante, un soignant m’a expliqué qu’il y avait un seul interne pour deux bâtiments et deux enfants en fin de vie. Il ne savait lequel accompagner. Ce jour-là, j’ai compris que nous ne pouvions plus rester. J’avais l’impression de cautionner, par mon silence, une violence que je ne pouvais plus tolérer. Le lendemain matin, j’ai demandé un transfert.
On m’a proposé un centre pédiatrique de soins au long cours. Mais je refusais catégoriquement de laisser Alexandre seul. Je voulais pouvoir rester à ses côtés. J’avais aussi deux autres enfants à la maison, de 10 et 5 ans. Il me fallait un lieu à proximité, où je pourrais dormir auprès de lui.
Je connaissais un centre de soins palliatifs et tous les matins, quand je quittais l’hôpital pour aller embrasser mes filles avant l’école, je passais devant. Je me disais : "Pourquoi ne prennent-ils pas les enfants avant 16 ans ?" Et puis un jour, Alexandre allait avoir 16 ans trois semaines plus tard, on m’a annoncé qu’il y avait une place dans ce centre. J’ai su que c’était enfin le moment du soulagement.
Dès notre arrivée, j’ai eu le sentiment qu’on lisait en moi. On prenait soin d’Alexandre. Je n’étais plus sommée de suppléer aux équipes. À l’hôpital, je devais changer les draps, surveiller les perfusions, appeler en urgence quand il s’étouffait. C’est moi qui portais mon fils. Il recevait jusqu’à trois litres de perfusion par jour alors qu’il ne pouvait plus uriner. Il souffrait, littéralement.
En soins palliatifs, j’ai pu redevenir sa mère. Et surtout, pour la première fois depuis longtemps, j’ai rencontré des soignants qui savaient mieux faire que moi.
C’est ce qui vous a permis de vivre ce moment autrement ?
Oui. J’ai pu l’accompagner pleinement, dans l’amour et dans la présence. Il ne parlait plus depuis l’âge de huit ans, mais nous avions développé une communication silencieuse, très profonde.
Je sais que cela peut sembler étrange, mais aujourd’hui, je peux dire que cet enfant, malgré tout, fut un immense cadeau. Il m’a permis d’accéder à des formes de lien, d’écoute, de don de soi que je n’aurais jamais connues autrement.
Qu’aimeriez-vous dire à quelqu’un qui ne connaît pas les soins palliatifs ?
Il ne faut pas en avoir peur. Les soins palliatifs ne sont pas synonymes de mort. Ils sont synonymes de confort, d’accompagnement juste, d’adaptation à chaque moment de la maladie.
On peut entrer en soins palliatifs tôt, ou dans les derniers jours. Mais on n’y entre pas pour mourir : on y entre pour être soulagé. Pour être entouré.
Je suis frappée de voir à quel point, aujourd’hui, dans le débat public, l’euthanasie semble plus rassurante aux yeux de certains que les soins palliatifs. Pourtant, avec toute l’horreur que j’ai vécue, jamais je n’aurais pu dire : "Injectez une dose létale à mon fils."
J’attendais sa mort. Je la souhaitais chaque jour pour qu’il cesse de souffrir. Mais jamais je n’aurais pu en être l’actrice directe. Et grâce à l’équipe de soins palliatifs, j’ai pu vivre son départ sans culpabilité. Si nous étions restés à l’hôpital, j’aurais été ravagée de colère et de regrets.
Vous avez le sentiment que cette expérience vous appelle à témoigner ?
Oui, profondément. J’ai accompagné ma mère, puis mon fils. Je suis en train d’écrire leur histoire. Celle d’Alexandre, surtout. Pour parler de l’importance de la vie jusqu’au bout. De la nécessité de ne rien rater.
Je veux aussi contribuer à changer notre regard sur la mort. Dans notre société, elle est encore perçue comme un échec. Mais elle fait partie de la vie. Ce n’est pas une défaite, c’est un passage.
Ce que je souhaite, c’est que chaque personne puisse mourir avec le confort et la dignité qu’elle mérite. Et aujourd’hui, même à Paris, nous en sommes encore très loin.
Que retenez-vous de cette traversée en soins palliatifs ?
Des instants terribles… mais d’une force bouleversante. Le médecin qui m’apporte un drap pour dormir au sol. Celui qui pleure dans mes bras après la mort d’Alexandre, parce que nous avions enfin pu l’apaiser.
Cette bataille-là, celle du soulagement, nous l’avions gagnée. Ensemble. Et c’est cette confiance, ce sentiment d’être dans le même bateau, qui m’a portée.
Je me souviens aussi de ce moment si difficile de la mise en bière. Les infirmières étaient là, avec nous. Quel courage de leur part. Quelle humanité.
Ce centre de soins palliatifs accueille désormais de jeunes patients à partir de 16 ans. Alexandre allait avoir 16 ans. Ils ont accepté de le recevoir un peu avant. Pour moi, ce geste d’ouverture, c’est ce qui a tout changé.
" Les soins palliatifs sont synonymes de confort, d'accompagnement juste, d'adaptation à chaque moment de la maladie.
On peut entrer en soins palliatifs tôt, ou dans les derniers jours.
Mais on n'y entre pas pour mourir, on y entre pour être soulagé, entouré.
Grâce à l'équipe de soins palliatifs, j'ai pu redevenir la mère d'Alexandre et vivre son départ sans culpabilité, parce que je l'ai senti apaisé. "